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La Russie démolit le monopole de Wall Street sur les prix du pétrole.

La Russie démolit le monopole de Wall Street sur les prix du pétrole.

New Eastern Outlook
19 Novembre, 2015
Traduction par Jean-Maxime Corneille, article exclusif initial pour le magazine en ligne “New Eastern Outlook” 

La Russie vient de prendre des mesures importantes qui vont briser le monopole de Wall Street sur les prix du pétrole, ceci allant au moins concernés une grande partie du marché mondial du pétrole. Cette mesure fait partie d'une stratégie à long terme du découplage de l'économie russe (et spécialement de ses exportations très significatives de pétrole), par rapport au dollar américain, ce qui constitue encore aujourd'hui le talon d'Achille de l'économie russe.

En Novembre 2015, le Ministère russe de l'Energie a annoncé qu'il commencera à titre d'essai à vendre son pétrole sur le fondement d'une nouveau prix de référence1. Bien que ceci puisse sembler n'être de la petite bière pour beaucoup, c'est quelque chose d'énorme en termes d'implications. En cas de succès, et il n'y a aucune raison pour que cela n'en soit pas un, l'analyse comparative [benchmark] fondant le prix du contrat à terme sur le pétrole brut russe, va libeller le pétrole en roubles et non plus en dollars américains. Il s'agit là d'une pièce maîtresse dans le cadre d'un mouvement de dédollarisation que la Russie, la Chine et un nombre grandissant d'autres pays ont discrètement initié.

La fixation de ce "prix de référence" du pétrole est au cœur de la méthode utilisée par les grandes banques de Wall Street, afin d'en contrôler les prix mondiaux. Or le pétrole est la plus importante matière première du monde à être libellée en dollars. Et aujourd'hui, le prix du pétrole brut russe est référencé par rapport à ce que l'on appelle le prix du Brent. Le problème est que les champs de Brent connaissent un déclin majeur, de même que d'autres grands champs pétroliers en Mer du Nord, ce qui signifie que Wall Street peut utiliser un point de repère évanescent2, et en tirer parti pour contrôler les prix d'un volume de pétrole bien plus vaste3. L'autre problème étant que le contrat Brent est donc contrôlé essentiellement par Wall Street, et donc par les manipulations sur les produits dérivés provenant des grandes banques comme Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP MorganChase et Citibank.

La disparition du « pétrodollar ».

La vente de pétrole libellée en dollar est essentielle pour le soutien au dollar américain en tant que monnaie. Elle induit en effet le maintien des demandes en dollars par les Banques Centrales du monde entier en tant que monnaie de réserve, leur servent à soutenir le commerce étranger de pays [exportateurs] comme la Chine, le Japon, l'Allemagne. Cette demande [en dollars] est donc essentielle si le dollar des États-Unis escompte encore rester la première monnaie de réserve mondiale. Ce statut en tant que principale monnaie de réserve du monde, a été l'un des deux piliers de l'hégémonie américaine depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le deuxième pilier en étant la suprématie militaire américaine au niveau mondial.

Les guerres américaines financées par les dollars des autres.

Parce que toutes les autres nations avaient besoin d'acquérir des dollars afin d'acheter leurs importations de pétrole [obligatoirement libellés en dollars], ainsi que la plupart des autres matières premières, un pays comme la Russie ou la Chine devait en retour investir généralement son excédent commercial en dollars que leurs sociétés gagnaient, sous la forme d'obligations [Bons du Trésor] du Gouvernement américain ou de titres assimilés des entités publiques américaines. Le seul autre candidat assez sérieux, l'euro, est à présent considéré comme plus risqué, ce depuis la crise grecque de 2010.

Ce rôle de monnaie de réserve suprême du dollar américain, depuis Août 1971, lorsque le dollar a été déconnecté de sa contrepartie en or, a essentiellement permis au Gouvernement des États-Unis de présenter des déficits budgétaires apparemment sans fond, sans jamais avoir à se soucier de la hausse des taux d'intérêt4, comme si vous pouviez sans cesse avoir un découvert permanent sur votre compte en banque.

Ceci en effet, a permis à Washington de générer une dette fédérale record de 18,6 billions5 sans préoccupation majeure. Aujourd'hui, le ratio de la dette du Gouvernement américain par rapport à son PIB est de 111%. En 2001, lorsque George W. Bush a prit ses fonctions et avant que des milliards ne fussent dépensés dans la "guerre contre le terrorisme" en Afghanistan et en Irak, le rapport entre la dette américaine et son PIB était deux fois moins grand, soit 55 %.

L'expression désinvolte à Washington est que « la dette n'a pas d'importance», basée sur l'assertion voulant que le monde (Russie, Chine, Japon, Inde, Allemagne) serait toujours conduit à acheter de la dette américaine avec les excédents commerciaux en dollars. La capacité de Washington à tenir ce rôle de monnaie de réserve irremplaçable, fut une priorité stratégique pour Washington et Wall Street, et est liée de façon vitale, au mode de fixation des prix mondiaux du pétrole6.

Dans la période allant jusqu'à la fin des années 1980, les prix mondiaux du pétrole ont donc été largement déterminés par l'offre et la demande quotidienne réelle. Ils étaient encore le royaume des acheteurs et des vendeurs de pétrole. Mais ensuite, Goldman Sachs a décidé d'acheter un petit cabinet de courtage en matière première de Wall Street, J. Aron7, dans les années 1980. Cette banque avait déjà en ligne de mire la transformation de la façon dont le pétrole était négocié sur les marchés mondiaux8.

Ce fut alors l'avènement du "pétrole [de] papier", le pétrole commercialisé sous forme de contrats à terme, des contrats indépendants de la livraison physique de brut : plus facile à manipuler pour les grandes banques, et basé sur les rumeurs et les magouilles communes sur les marchés des produits dérivés, ainsi qu'en avaient pris l'habitude la poignée de grandes banques dominantes sur les ventes à terme de pétrole. Sachant en temps réel qui tenait quelles positions, elles eurent là un rôle confortable d'initié qui est rarement mentionné au sein de ces compagnies policées. Ce fut le début de la transformation du négoce de pétrole, en un gigantesque casino où Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP MorganChase et quelques autres banques géantes de Wall Street ont couru les tables de craps9.

Dans la foulée de la hausse des prix du pétrole de quelques 400% par l'OPEP en 1973, en quelques mois après la guerre du Kippour d'Octobre 1973, le Trésor américain envoya un émissaire de haut niveau à Riyad, en Arabie Saoudite. En 1975, le Secrétaire Adjoint au Trésor américain, Jack F. Bennett, fut envoyé en Arabie saoudite afin d'obtenir un accord avec la monarchie saoudienne, visant à ce que tout le pétrole de l'OPEP ne soit plus négocié qu'en dollars américains, non plus en Yen japonais ou en marks allemands ou tout autre devise. Bennett fut ensuite gratifié d'un poste élevé, au sein de la compagnie pétrolière Exxon. Les Saoudiens obtinrent en échange des garanties importantes et des équipements militaires, et en dépit des efforts importants consentis par les autres pays importateurs de pétrole, le pétrole est aujourd'hui toujours libellé en dollars sur les marchés mondiaux, et le prix est toujours fixé par Wall Street via le contrôle des produits dérivés ou des marchés à terme : l'InterContinental Exchange (ICE) à Londres, le NYMEX à New York (bourse des marchandises), ou le Dubai Mercantile Exchange, qui sert de référence pour les prix du brut arabe. Tous appartiennent à un même groupe soudé de banques de Wall Street, Goldman Sachs, JP MorganChase, Citigroup et d'autres. À l'époque le Secrétaire d'État Henry Kissinger aurait déclaré10 : «Si vous contrôlez le pétrole, vous contrôlez les nations entières. » Le pétrole a été indubitablement le cœur du système Dollar depuis 1945.

L'importance du nouveau prix de référence russe.

Aujourd'hui, les prix des exportations russes de pétrole sont fixés en fonction du prix du Brent, tel qu'échangé à Londres et New York. Avec le lancement de cette nouvelle commercialisation selon un prix de référence russe, les conséquences en termes de change risquent d'être très spectaculaires. Car ce nouveau contrat de brut russe sera libellé en roubles, et non plus en dollars, et sera négocié sur le marché international de Saint-Pétersbourg : Petersburg International Mercantile Exchange St. (SPIMEX)11.

Le contrat de référence "Brent" utilisé actuellement, ne sert pas uniquement à fixer le prix du pétrole brut russe. Il est utilisé pour fixer le prix de plus des deux tiers de toutes les exportations de pétrole négociées dans le monde12. Seulement, le problème est que la production en Mer du Nord du mélange "Brent" est en baisse, au point qu'elle correspond aujourd'hui à seulement 1 million de barils extraits, qui pourtant fixe le prix de 67% de tout le pétrole coté à l'international. Ce nouveau contrat en rouble russe pourrait donc constituer une brèche majeure dans la demande mondiale en dollars [afin d'acheter du pétrole avec], une fois qu'il aura été accepté.

La Russie est le plus grand producteur de pétrole au monde. Dès lors, la création d'un indice de référence sur le pétrole russe qui soit indépendant du dollar est significative, dirons-nous par euphémisme. En 2013, la Russie a produit 10,5 millions de barils par jour, soit légèrement plus que l'Arabie saoudite. Et parce que c'est surtout du gaz naturel qui est principalement utilisé en Russie, 75% de leur pétrole peut être exporté. L'Europe est de loin le principal client pour le pétrole russe, achetant quelques 3,5 millions de barils par jour, soit 80% du total des exportations de pétrole russe. Le mélange [blend] de l'Oural, un mélange de plusieurs variétés de pétrole russe, est la principale qualité d'huile exportée de la Russie. Les principaux clients européens sont l'Allemagne, les Pays-Bas et la Pologne. Pour remettre en perspective ce mouvement vers un prix de référence russe, les autres fournisseurs de pétrole brut à l'Europe sont l'Arabie saoudite (890.000 barils par jour), le Nigeria (810.000 bpj), le Kazakhstan (580.000 bpj) et la Libye (560.000 bpj), c'est-à-dire loin derrière la Russie. En outre, la production nationale de pétrole brut en Europe décline rapidement. La production de pétrole européen est en effet tombée juste en dessous de 3 Mb/j [Millions de Barils / jour] en 2013, par suite des baisses régulières dans la mer du Nord qui demeure pourtant la base de l'indice de référence Brent13.

La fin de l'hégémonie du dollar, bonne pour les États-Unis.

La démarche russe visant à libeller en roubles ses grandes exportations de pétrole vers les marchés mondiaux, en particulier vers l'Europe occidentale, et de plus en plus vers la Chine et l'Asie via l'oléoduc ESPO [Eastern Siberia-Pacific Ocean Oil Pipeline : oléoduc Sibérie orientale - océan Pacifique] et d'autres routes, sur la base du nouveau prix de référence du pétrole russe excédant le St. Petersburg International Mercantile Exchange, n'est en aucun cas le seul mouvement visant à réduire la dépendance du pays vis-à-vis du dollar en matière pétrolière. En début d'année prochaine, la Chine, le deuxième plus grand importateur de pétrole au monde, prévoit elle aussi de lancer son propre contrat de référence du pétrole. Et comme la Russie, cet indice de référence de la Chine sera libellé non pas en dollars, mais en yuans chinois. Il sera coté à la Bourse internationale de l'énergie de Shanghai [Shanghai International Energy Exchange]14.

Ce qui signifie que pas à pas, la Russie, la Chine et d'autres économies émergentes prennent leurs dispositions en vue de réduire leur dépendance vis-à-vis du dollar américain : la "dé-dollarisation". Le pétrole est la plus importante matière première négociée dans le monde, et il est presque entièrement libellé1 en dollars. Si ceci devait prendre fin, la capacité du Complexe Militaro-Industriel des États-Unis à mener des guerres sans fin, serait sérieusement hypothéquée.

Peut-être que cela signifierait alors l'ouverture des portes à des idées plus pacifiques, telles que celles consistant à dépenser enfin l'argent des contribuables américains dans la reconstruction de l'infrastructure économique de base États-Unis, en état de détérioration horrible. La Société Américaine des Ingénieurs Civils [American Society of Civil Engineers] à estimé en 2013 les besoins d'investissement nécessaire dans l'infrastructure de base des États-Unis à 3,6 billions $ au cours des cinq prochaines années. Ils rapportent le fait qu'un pont sur 9 en Amérique, soient plus de 70.000 dans tout le pays, menace ruine. Près d'un tiers des routes principales aux États-Unis sont en mauvais état. Seulement 2 des 14 principaux ports de la côte Est sont en mesure d'accueillir les navires marchands de fort tonnage, ceux-là mêmes qui pourront passer bientôt par le canal de Panama nouvellement élargi. Il y a plus de 22.526 kms de voies ferrées à grande vitesse dans le monde, mais pas un seul aux États-Unis16.

Or ce type de dépenses dans les infrastructures basiques serait une source bien plus économique de bénéfices et d'emplois réels, et de réelles retombées fiscales pour les États-Unis, plutôt que les nouvelles guerres sans fin de John McCain. L'investissement dans l'infrastructure, comme je l'ai fait remarquer dans des articles précédents, a un effet démultiplicateur dans la création de nouveaux marchés. L'infrastructure crée l'efficience économique, et les recettes fiscales qui en découlent sont de l'ordre de 11$ pour chaque $ investis tandis que l'économie gagne en efficacité.

Un déclin dramatique pour le rôle du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale, s'il est couplé avec une nouvelle impulsion domestique dans le style russe, en faveur des infrastructures domestiques de l'économie américaine, plutôt que le fait d'externaliser tout ce qui peut l'être, pourrait engendrer une nouvelle voie permettant de rééquilibrer un monde devenu fou du fait des guerres. Paradoxalement, la dé-dollarisation, en déniant la capacité de Washington à financer des guerres futures, par l'investissement dans les bons du Trésor américain, les acheteurs d'obligations russes et étrangers, pourrait ainsi apporter une contribution de grande valeur à une véritable paix mondiale. Cela ne constituerait-t-il pas enfin un changement de paradigme appréciable?

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1 NDT : benchmark = analyse comparative en vue de l'établissement du juste "prix de référence".
2 NDT : disparaissant graduellement, ce qui signifie que les prix sont basés sur une matière première qui se raréfie, et dont le prix augmente alors sous l'effet de la loi de l'offre et de la demande: « La rareté fait le prix».
3 NDT : le prix du pétrole est donc artificiellement surgonflé par un artifice financier éminemment anglo-américain (le Brent étant un pétrole britannique). Ce point n'a été soulevé que par de trop rares observateurs français, notamment Éric Laurent : « La face cachée du pétrole », Plon, 2006.
4 NDT : L'expression bien connue fut alors la "négligence bénigne" ["Benign neglect"]. Voir «Benign Neglect (politique du...) » (Les Echos, 6 juin 2011) http://archives.lesechos.fr/archives/cercle/2011/06/06/cercle_35615.htm#rbotrqvKC3boWrCz.99. Voir aussi « Le dollar », Jean Denizet, Fayard, 1985.
5 NDT : [trillon en anglais = billion en français, = millier de milliards], https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89chelles_longue_et_courte#Usage_fran.C3.A7ais 18,6 billions = 18.600 milliards. Rapprocher du titre du livre très lucide d'Édouard Tétreau : « 20.000 milliards de dollars » (Grasset, 2010).
6 NDT : Voir notamment sur ce point els travaux de Pierre Jovanovic ("Blythe Masters", et "666", Jardin des Livres, 2011 et 2014, ainsi que son blog)
7 NDT : J. Aron & Company. Goldman Sachs devint alors la première banque de courtage sur les matières premières. Voir notamment « The J. Aron Takeover of Goldman Sachs » (Susanne Craig , 1er octobre 2012, New York Times) http://dealbook.nytimes.com/2012/10/01/the-j-aron-takeover-of-goldman-sachs/ ; «As rivals fade, Goldman Sachs stands firm on commodities » (CNBC/Reuters, décembre 2013) http://www.cnbc.com/2013/12/06/as-rivals-fade-goldmansachs-stands-firm-on-commodities.html
8 NDT : voir "« La banque : comment Goldman Sachs dirige le monde » (Marc Roche, 2011, Points)
9 https://fr.wikipedia.org/wiki/Craps
10 NDT : Kissinger le nie aujourd'hui, ses mots ont aussi certainement pu être paraphrasés, mais l'idée correspond indubitablement à ses déclarations de l'époque.
11 Sputnik News, « Russia Launches Crude Benchmark to End Dependence on Dollar », Brent, 12 November, 2015, http://sputniknews.com/business/20151112/1029987995/russia-oil-benchmark-trading.html#ixzz3rYhREZ00.
12 Wikipedia, Brent Crude.
13 « Russia's Oil Export Strategy: Two Markets, Two Faces », CIEP Energy paper, http://www.clingendaelenergy.com/inc/upload/files/CIEP_Paper_2015-01_Russia_web.pdf
14 Jenny W. Hsu, « The Long Wait for Chinese Oil Futures Continues », November 11, 2015, Wall Street Journal, http://www.wsj.com/articles/the-long-wait-for-chinese-oil-futures-continues-1447273800
15 NDT : les traders anglomanes de BFM-TV diraient "pricé", avec l'accent britannique...
16 Aaron Task, « A national embarrassment US infrastructure suffers from bipartisan failure», Yahoo Finance, November 24, 2014 , http://finance.yahoo.com/news/america-s-infrastructure--a-national-disgrace--a-bipartisan-failure-to-act-163225535.html

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